Le bâton et le serpent

Philippe Milcent (rédacteur en chef du JSOP)

Publié le lundi 07 septembre 2020

« Le déni : quand la sidération prend les commandes »
Philippe Milcent

CE QUE L’ON APPELLE LES « FACTEURS HUMAINS » – et leurs dérives perverses que sont les biais cognitifs – se révèlent dans tous les domaines de l’activité… humaine.
L’épisode que nous avons vécu avec la Covid-19 n’échappe pas à cette règle. Il y a certes eu, du côté de certains décideurs, des calculs pas toujours avouables.
Mais cela seul ne peut expliquer cette gestion contestable de la crise.
Car sur le fond, elle a révélé autre chose. En premier lieu que la pensée intuitive – qui n’est efficace, comme l’ont montré les travaux du prix Nobel d’économie Daniel Kahneman, que dans les situations connues – domine souvent la pensée rationnelle.
Face au risque de pandémie, la première réponse a en effet relevé du déni, comme toujours face à un événement indésirable.
Une réaction presque automatique. Lorsque la sidération prend les commandes, on ne veut pas voir la réalité.
François Coupry l’a très bien saisi, qui écrivait : « Ce n’est pas le réel qui engendre la fiction, afin de se donner un sens. C’est la fiction qui crée le réel, afin de se donner une vérité » (1) .
Comme chacun le sait, si un cancer du poumon apparaissait trois jours après avoir fumé une cigarette, plus personne ne fumerait.
L’épidémie a débuté à Wuhan, loin de nous, quelque part en Chine…
Ensuite, il y eut les décisions à courte vue, filles de la myopie stratégique.
Mais la propagation de cette pandémie a été exponentielle. Sa dynamique a largement été sous-évaluée.
Peut-être parce que nous sommes restés sur le modèle d’une évolution linéaire, perçue de façon tellement plus intuitive.

ET PUIS, NOUS AVONS DU MAL À APPRÉHENDER une situation nouvelle. Surtout si elle n’est pas séduisante. Car alors, il faut sortir de sa zone de confort.
La décision à prendre devient une torture provoquant une dissonance cognitive, celle de l’âne de Buridan, qui meurt faute d’avoir pu choisir (2) .
À l’inverse, relevons qu’un comportement paranoïaque est parfois salvateur.
Il a permis à nos lointains ancêtres, dont nous portons les gènes en héritage, de se maintenir en vie.
Comme l’écrit Joseph Ledoux, « prendre un bâton pour un serpent coûte moins, à long terme, que de confondre un serpent avec un bâton ».
Nos ancêtres manifestaient un (bon) stress face au danger (3) . Certes, ce danger était le lion dans la savane, l’ours dans la caverne.
Le coronavirus, lui, ne se voit pas à l’œil nu et, surtout, nous ne sommes pas programmés pour en avoir peur (4) .
Plus que jamais, la pensée rationnelle, plus forte que l’intelligence elle-même, doit nous guider dans nos décisions.
C’est dans cet esprit qu’un nouveau cycle « Facteurs humains », très clinique, est proposé en 2021 pour donner les outils permettant d’aller vers le « zéro décisions absurdes ».
 

Philippe Milcent,
rédacteur en chef du JSOP
 

(1) Notre société de fiction, François Coupry, éd. du Rocher, 1997.
(2) Le paradoxe de Jean Buridan, philosophe du XIIIe siècle, décrit le comportement d’un âne affamé et assoiffé qui ne peut décider par quoi commencer, boire ou manger, et qui meurt de faim… et de soif.
(3) Le stress qui se manifestait sur une courte durée permettait à l’homme dans la savane de tout en mettre en œuvre pour échapper au danger potentiel que pouvait être un grand prédateur.
(4) Les biais de l’esprit. Comment l’évolution a forgé notre psychologie, J. Boutang, M. De Lara, éd. Odile Jacob, 2019.