Le Grand Entretien avec Fréderic Bizard

Le Grand Entretien avec Fréderic Bizard

FÉVRIER 2021

Frédéric Bizard est économiste,
professeur à l’ESCP et président de l’Institut Santé *.

« Un système de santé à la dérive »

Vous enseignez l’économie en santé en particulier à l'ESCP, vous êtes l’auteur d’ouvrages remarqués ** plaidant pour un nouveau modèle de santé, et vous connaissez très bien le secteur dentaire.
Que vous inspire le développement de centres de soins dentaires low cost ?

Pour bien comprendre il faut, je crois, nous replacer dans le contexte de l’époque. Le législateur souhaitait faciliter la création de centres pour satisfaire aux besoins en santé des populations dans les déserts médicaux. Ces structures étaient supposées faciliter l’accès aux soins médicaux et dentaires en levant l’obstacle financier.

Elles devaient proposer un certain nombre de services de prévention et d’éducation sanitaire avec, donc, une vocation de santé publique. Nous sommes loin, très loin de cet esprit, et l’on ne compte plus les dérives médicales, financières, déontologiques et légales de ces structures. Pour les professionnels de santé, c’est une réalité extrêmement perturbante.

La grande majorité des dentistes de ces centres sont salariés à temps partiel avec un nombre important d’assistant(e)s dentaires qui vont bien au-delà de leur droit en réalisant des actes de dentisterie. Il existe aujourd’hui entre 2 200 et 2 300 centres, qui cumulent entre 13 000 à 14 000 équivalents temps plein. Autrement dit, une minorité de dentistes.

 

Vous confirmez donc que c’est bien le législateur qui a facilité leur création ?

Oui, et c’est un point important qui rend cette question si sensible. Les pouvoirs publics ont voulu concurrencer l’exercice libéral avec ce type d’exercice salarié, pensant que cela reviendrait moins cher à l’assurance maladie. C’est donc un sujet sensible au niveau politique. Ce sujet ne doit pas être critiqué à la légère, mais avec des arguments fondés et une vision globale.

 

De quelles dérives financières parlez-vous et quels sont les gardefous posés par la puissance publique ?

Frédéric Bizard est économiste,
professeur à l’ESCP et président de l’Institut Santé

Ces structures s‘assoient sur un statut juridique d’association loi de 1901 qui ne les oblige pas à présenter des comptes annuels. Cela ouvre la voie à des manipulations

financières permettant de maximiser les rémunérations des dirigeants, voire des transferts à l’étranger pour rémunérer des intervenants.

Toutes dérives très difficiles à contrôler parce que le statut associatif opacifie une comptabilité dont les montants sont élevés. Il faut donc, soit modifier les obligations liées à ce statut, soit interdire son utilisation pour une activité médicale. C’est l’un ou l’autre. Il y a une faible régulation par les pouvoirs publics, pas de contrôle direct des ARS à l’ouverture, ni pour la qualité, ni pour les lieux d’implantation, par exemple. Cela introduit une vraie distorsion de la concurrence avec les dentistes libéraux puisque, eux, sont soumis au respect de la déontologie.

Ainsi, les centres s’implantent dans des zones très urbaines, et vont parfois jusqu’à tenter de le faire dans le même immeuble qu’un dentiste déjà installé. Si personne ne

prend les choses en mains, les choses ne peuvent que s’aggraver tant pour la qualité des soins que pour votre profession.

 

À qui revient-il d’arbitrer ce type de distorsion de concurrence ?

Lorsque vous n’avez pas les mêmes règles concernant la structuration financière et l’obligation de qualité dans les prestations délivrées il y a, en effet, distorsion de concurrence. C’est à l’Autorité de la concurrence de l’apprécier mais, pour ce faire, il faut constituer un dossier solide basé sur des faits…

 

Paradoxalement, c'est la plate-forme Santéclair qui a saisi l’Autorité de la concurrence…

C’est un sujet différent des centres de santé low cost.

Les réseaux de soins des organismes complémentaires de l’assurance maladie (Ocam) reposent sur la volonté des assureurs de constituer leur propre système de soins en enfermant professionnels et patients dans des réseaux qu’ils contrôlent. Ce sont des acteurs extrêmement puissants. Les réseaux ont l’ensemble des assureurs derrière eux ; ils n’en sont que des filiales. Je ne remets pas en cause leur existence, je remets en cause leur logique et leur efficacité.

Les assureurs deviennent partie prenante des décisions thérapeutiques, de l’évaluation de la qualité des prestations, toutes choses qui ne relèvent pas de leur domaine de compétence. Ils interviennent non pas pour améliorer l’efficience des soins, mais pour diminuer leurs coûts (les remboursements).

 

Plusieurs médias ont montré que la plateforme en question propose simplement, à partir d’un devis, d’orienter vers quelqu’un qui sera moins cher sans que puisse être proposée d’alternative thérapeutique…

Oui. Et le système a fini d’être perverti par le plafonnement d’un panier de soins remboursé à 100 % alors que nombre de prestations de qualité sont quasiment déremboursées. Les assurances connaissant les volumes de soins, il n’y a plus d’aléas et elles se transforment en gestionnaire de flux financiers.

Elles ont fini d’achever le modèle économique à leur service puisqu’il n’y a plus mutualisation du risque.

 

Comment en sommes-nous arrivés là ?

Les rafistolages ont abouti à un système qui est structurellement défaillant avec ses trois étages : un financeur public, un financeur privé et les ménages.

Ce n‘est pas un hasard si aucun pays au monde ne l’a adopté ! Il n’est, ni performant, ni égalitaire puisque la grille tarifaire des assurances privées n’est pas indexée sur les revenus. Pour le dentaire, les Ocam ont pris le contrôle de la situation. Ils deviennent les premiers financeurs avec 44 % des remboursements contre 35 % à l’assurance maladie, et bien au-delà pour tout ce qui est hors soins conservateurs.

 

Alors, quel système ?

Il faut évoluer vers un payeur unique avec une réévaluation des actes à leur juste prix, ce qui n’a pas été fait depuis plusieurs décennies. Il suffit de comparer avec les tarifs de pays comme la Hongrie ou la Roumanie. Il faut valoriser la prévention et les soins conservateurs, associés à une très bonne couverture pour l’assuré.

 

En attendant, que font les praticiens ?

Ils s’adaptent car les professionnels de santé sont des agents économiques. Lorsque vous mettez en place des systèmes qui ont vocation à baisser leurs revenus, ils s’adaptent pour atteindre un revenu cible.

Comme tout travailleur, ils cherchent à maintenir leurs revenus car, contrairement à ce que j’entends, le professionnel de santé n’a pas l’appât du gain, il veut simplement maintenir ses revenus tout en réalisant un travail de qualité.

 

Quels sont ces modes d’adaptation dont vous parlez ?

Ces acteurs font évoluer leur positionnement. Certains vont se spécialiser essentiellement sur les soins prothétiques complexes, d’autres vont choisir le haut volume de soins répétitifs simples…

 

Classez-vous cela dans les dérives du système ?

Chaque acteur essaye de tirer parti de la situation.

Vous aurez toujours des dérives, mais on ne repense pas un système par rapport aux dérives, on le repense par rapport aux comportements des 80 à 90 % des acteurs.

Pour obtenir cela, tous les acteurs doivent avoir un intérêt à converger vers cet objectif qui consisterait, non pas à donner accès aux soins à tout le monde, mais à optimiser l’état de santé bucco-dentaire des Français.

Ensuite, il faut repenser le financement, l’organisation des acteurs et la gouvernance. C’est pour cette raison qu’il est urgent de s’atteler à une refonte systémique car tous les rafistolages conduisent à la dégradation du système et causent ces dérives.

 

Que penser des praticiens exerçant dans des centres dentaires low cost ?

Les personnes qui y travaillent sont souvent des victimes du système. On ne peut pas jeter la pierre à des jeunes dentistes qui ne connaissent pas toujours très bien le système, et qui trouvent un intérêt à exercer dans ces centres pour débuter leur carrière.

Quand on est une institution comme le conseil de l’Ordre ou un syndicat, on ne doit pas s’attaquer aux conséquences mais aux causes. En l’occurrence, la cause, c’est un système à la dérive, sans objectif politique et proposant des soins de mauvaise qualité à tout le monde.

 

Propos recueillis par Marc Roché,
président de la SOP


 


* Institut Santé, refonder notre système de santé 
38 rue de Paris 91310 Longpont - Courriel : contact@institut-sante.org
 

** Dernier ouvrage paru : Et alors ! La réforme globale de la santé c’est pour quand ? sous la direction de Frédéric Bizard, Fauves éditions, 2019.

 

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